VIVRE SEUL
A toutes les époques et dans toutes les cultures, c’est la famille, et non l’individu, qui forme le socle de la vie sociale et économique. Au cours de ces cinquante dernières années, notre espèce s’est engagée dans une expérience sociale inédite : pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, un nombre élevé d’individus de tous âges et de toutes conditions ont décidé de vivre en solitaire, en « singleton ». Qu’elles résultent d’un divorce, d’un décès ou du refus de se marier, les périodes de vie en solitaire durent des années, voire des décennies. Les cycles de vie sont ainsi marqués par des arrangements dans lesquels la structure familiale n’occupe plus qu’une place temporaire ou conditionnelle. Pourtant la vie en solitaire constitue l’un des sujets les moins discutés et donc les moins compris de notre temps, alors que la propagation de ce mode de vie oriente la conception de l’espace urbain (logements, transports, etc.) et le développement de l’économie des services à la personne (maintien à domicile, garde d’enfants, livraison de nourriture, etc.)… Et le phénomène ne se limite pas aux anciennes puissances industrielles, puisque c’est en Chine, en Inde et au Brésil qu’il progresse le plus vite : le nombre de singletons aurait augmenté de 33 % en dix ans dans le monde. Cette tendance, liée au développement économique et à la sécurité matérielle qui en découle pour une partie de la population, repose sur la croyance dominante que la recherche du succès et du bonheur passe moins par les liens tissés avec autrui que par la capacité à sortir du lot et à saisir les meilleures occasions (vivre seul donne le temps et l’espace pour jouir de la compagnie des autres). Cette évolution se traduit aussi par un attachement de plus en plus faible aux lieux de vie et au travail, caractérisé par une instabilité permanente des postes, des salaires et du lendemain. Et si vieillir seul n’est pas facile (gérer sa retraite, soigner ses maladies, accepter ses déficiences, voir ses proches mourir les uns après les autres), depuis quelques décennies, les personnes âgées préfèrent tout de même généralement vivre seules sous leur propre toit plutôt que de s’installer dans leur famille, chez des amis ou en maison de retraite. La vie en solitaire permet à chacun de faire ce qu’il veut, quand il le veut, à sa manière. A l’âge des médias numériques et des réseaux sociaux, devenus si envahissants, le statut de singleton apporte un bénéfice plus considérable encore : du temps et de l’espace pour une solitude réparatrice. Vivre seul et souffrir de solitude sont deux états bien différents : peu importe si les gens vivent seuls, ce qui compte, c’est qu’ils ne se sentent pas isolés.
Lire l’article